Les médias ou le "culte de l’émotion"

Publié le par Oksana Dognon- Malik

Les médias ou le "culte de l’émotion "L’attrait des médias pour les victimes, paraissant teinté d’humanisme et d’altruisme a une face cachée : la course à l’audimat. A l’heure où nos J.T. regorgent de faits divers, une question se pose : les médias sortent-ils de leur rôle initial qu’est informer la population ?
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"Crashs, viols, meurtres : la télé se repaît de drames pour faire de l’audience. Un culte de l’émotion qui enferme les victimes dans la douleur et risque de déstabiliser notre justice.Accidentés de la route, rescapés d’un séisme, d’un attentat... Les victimes déferlent dans notre salon, chaque soir, à 20 heures pile.

 D’après le baromètre de l’INA, qui épluche le contenu des JT, le nombre de reportages qui

 
leur sont consacrés a été multiplié par quatre en quinze ans. Cette visibilité accrue s’explique en partie par la multiplication des cellules d’urgence, des associations de victimes, des lois d’indemnisation. Il n’empêche : c’est désormais un défilé permanent où le drame humain prime sur l’événement. « Ce mouvement de l’info est général, raconte un reporter de M6. On ne filme plus la parole institutionnelle. Après un accident, par exemple, au lieu d’interviewer le pompier ou le gendarme, on va directement à la source : les riverains, les proches... Question d’empathie : en se rapprochant au plus près de l’affect, on implique mieux les gens dans l’histoire. » “Il faut faire pleurer, faire peur ou culpabiliser les spectateurs.
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Et ce dès 13h01 ou 20h01, pour les rendre captifs. Ce n’est qu’une affaire d’audience.” Le nombre de sujets consacrés aux faits divers a triplé en dix ans, indique aussi l’INA. Le crash du vol Rio-Paris a été la catastrophe la plus médiatisée de l’histoire. Parmi d’autres : séismes, incendies, viols, meurtres... en 2008, les éditions du soir de TF1 ou de France 2 leur ont consacré près de 10 % des reportages (1,4 % sur Arte). Un comble quand on se souvient du mea culpa de ces mêmes chaînes après le succès du Front national au premier tour de l’élection présidentielle, le 21 avril 2002, qui regrettaient leur anxiogène course aux faits divers. Une joggeuse a été tuée ? Vite, on envoie deux équipes sur place. Une fillette a disparu ? Parfait pour l’ouverture du journal (idem quand on la retrouvera le lendemain). Un petit avion s’est abîmé au large de la Corse ? Formidable : filmons les survivants. L’identification aux victimes est une ficelle dont les JT abusent. « Il faut faire pleurer, faire peur ou culpabiliser les spectateurs. Et ce dès 13h01 ou 20h01, pour les rendre captifs. Ce n’est qu’une affaire d’audience », explique Alain Vernon, journaliste et délégué SNJ-CGT à France 2. Chaque matin, la rédaction en chef repère les faits divers dans Le Parisien, puis envoie des troupes interroger victimes ou proches, traquer la bonne histoire, zoomer sur les silences et les larmes. Le fait divers était jadis « méprisé », se souvient Jean-Pierre Berthet, chroniqueur judiciaire à l’ORTF, puis à TF1 pendant plus de trente ans. « Il a fallu attendre les années 80 pour retrouver le goût de ces affaires. Dans le même temps, plusieurs lois ont permis de faire entrer les caméras dans les salles d’audience. » Berthet a lui-même convaincu les magistrats de le laisser filmer des procès. « Au début, on me répondait souvent : "Monsieur, la justice n’est pas un spectacle !" » Lors de l’affaire du petit Grégory, il filme en gros plan Christine Villemin, « seule, les yeux rougis » dans un coin du tribunal de Dijon ; et, à l’époque, jubile :

« On découvrait la force émotionnelle des images. On savait que cela allait renouveler la chronique judiciaire, mais on n’avait pas anticipé les dérives que l’on constate aujourd’hui. La rédaction en chef du 20 heures, elle, a très vite compris que la victime était synonyme d’émotion, donc de captation d’audience. Moi, j’ai toujours veillé à ce qu’il n’y ait pas d’exploitation gratuite de la souffrance. C’était ma limite personnelle : ne jamais laisser l’émotion submerger la réflexion, l’analyse, le contenu. » Aujourd’hui, certains journalistes se posent visiblement moins de questions. Et foncent. Quand un récidiviste commet un viol, les reporters se dépêchent de retrouver ses premières victimes pour recueillir leurs impressions. Sinon, ils s’adressent à d’autres : les traumatismes se ressemblent. « Tous les jours, on nous demande de fournir des victimes », raconte Sabrina Bellucci, directrice de l’Inavem (qui fédère les associations de victimes en France). Pour commémorer une catastrophe comme celle d’AZF, à Toulouse, les journalistes de radio et de télévision passent un coup de fil afin de trouver des témoins prêts à « re-raconter » l’événement in situ. Les associations assurent la médiation, choisissent ceux qui parleront au 20 heures et acceptent un jeu ambigu, dangereux, qu’elles ont elles-mêmes (en partie) initié. La plupart de ces associations sont, de fait, des regroupements éphémères, anonymes, conçus pour répondre aux exigences des médias. Sans étiquette, la victime passe mieux à la télé que l’élu local ou le militant, dont les propos sont toujours
soupçonnés d’idéologie. Dans le cas d’AZF, ce sont souvent des syndicalistes qui ont pris la parole, mais en tant que « victimes », à la faveur de ce nouveau relais médiatique, aussi efficace que contraignant. « C’est très violent de devoir raconter son histoire en son nom propre, explique Stéphane Latté, docteur en sciences politiques, qui a planché sur le cas AZF. Cela contredit même toute une tradition syndicale où l’on ne parlait qu’au nom du groupe, en s’effaçant soi-même. Les militants associatifs sont aujourd’hui poussés à l’intimité et à l’émotion, alors que la plupart s’en passeraient volontiers. » Pour faire entendre sa voix, il faut se plier à la confession. Jouer la corde sensible plutôt que la sobriété, quitte à s’enfermer dans son statut de victime et à ne plus jamais en sortir. « Les JT ne leur laissent pas la possibilité d’aller bien, d’aller mieux, regrette Sabrina Bellucci, de l’Inavem. Ils fabriquent une figure faussée, toujours dans l’émotion, la colère. Jamais dans la distance, l’apaisement. Or la justice et la réparation ont besoin de cette sérénité-là. » “La victime semble faire doublon avec l’avocat général. Et comme celui-ci plaide après les parties civiles, il est tenté de verser dans la surenchère.” Sans doute le mouvement de balancier est-il allé trop loin, nous faisant passer de la négation des victimes à leur hypervisibilité. Nous commençons seulement à mesurer les effets de ce matraquage victimaire sur nos postures citoyennes, sur l’arsenal judiciaire, psychiatrique... Car, à ce petit jeu de la surenchère compassionnelle, le pacte républicain et la loi risquent fort de perdre des plumes. Il n’y aurait plus une justice pour tous, mais une énorme oreille empathique, caisse de résonance des intérêts particuliers et des douleurs légitimes. Dès lors, prise en tenailles entre l’opinion publique et l’Etat, la justice se retrouve en ligne de mire.
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 Talentueux documentariste (Au-delà de la haine, L’Avocat du diable) et habitué des tribunaux, Olivier Meyrou constate qu’au pénal « plus personne n’est à sa place. La victime semble faire doublon avec l’avocat général. Et comme celui-ci plaide après les parties civiles [qui représentent la victime, NDLR], il est tenté de verser dans la surenchère ». Que n’a-t-on entendu dans sa bouche lors du procès Fourniret-Olivier : « monstre nécrophile, grosse araignée gluante ». De lieu de la réparation, le procès devient le lieu thérapeutique où la victime - à la fois juge et partie - est l’épicentre dans la recherche de la vérité et la détermination de la peine. « Cela revient à saper les principes qui fondent notre justice, constate le sociologue Guillaume Erner. Car ce qui justifie le procès, c’est l’acte criminel contrevenant aux valeurs qui fondent notre société, et non le tort causé à la victime. » Que la parole de la victime soit entendue fait consensus, mais « il nous faut veiller à ne pas passer d’un désir de justice à un désir de vengeance », insiste l’avocate Agnès Chopplet, bâtonnier du barreau des Ardennes. Parfois boostées par des conseils moins scrupuleux, certaines victimes squattent néanmoins les plateaux télé ou les studios radio pendant le procès. Non tenues au droit de réserve malgré leur accès au dossier d’instruction, elles se prêtent à la surexposition médiatique. Difficile alors, devant son écran, de résister à la déferlante compassionnelle. « C’est simple de frapper l’opinion publique, constate Agnès Chopplet. Comment ne pas être en empathie avec une mère dont l’enfant a été tué ? Le sordide, c’est que cela entraîne des réactions populistes, du genre "celui-là, il faudrait lui couper les c...". » Campagnes par voie de presse, manifestations... l’arsenal pour prendre à témoin l’opinion publique et peser sur le procès ne cesse de s’étoffer. « Au coeur du maelström, le juge est dans une posture de plus en plus difficile, confirme Thierry Fillion, avocat pénaliste au barreau de Rennes. Il craint de faire mal en condamnant ou, selon les cas, en ordonnant la remise en liberté. Car derrière, l’opinion publique gronde. » Avatar récent de cette immixtion de l’émotion populaire, l’affaire Fofana. Trouvant le verdict trop indulgent, les parties civiles, qui n’ont pas le droit de faire appel, ont surfé sur le trouble de la population : une manifestation plus tard, elles ont obtenu l’appel par garde des Sceaux interposée. “Cette visibilité croissante des victimes relève d’une opération très forte pour obtenir des changements politiques.” La dynamique dommageable ne s’arrête pas là. Le fait divers est désormais l’occasion de légiférer à tout va. « Chacune des lois envisagée sous Nicolas Sarkozy semble dictée par la même mécanique, analyse Guillaume Erner.

On isole une partie du corps social (les malades mentaux, les récidivistes, les exilés fiscaux...), on les stigmatise, on met en avant les victimes et on tricote une politique à partir d’une catégorie, infime ou pas. » Le temps qui sépare l’exposition médiatique d’un meurtre, d’un viol, d’un accident... et les propositions - plus ou moins pesées mais électoralement rentables - de réformer la loi se mesure à l’aune de deux JT consécutifs. Pour preuve, le traitement du meurtre de la joggeuse Marie-Christine Hodeau. Le 30 septembre dernier, David Pujadas clôt la longue séquence qui lui est consacrée par un sujet où le père de la précédente victime du « violeur récidiviste » appelle à « des mesures pour l’empêcher de sévir ». Le lendemain, toujours chez Pujadas, Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, met en cause les juges d’application des peines. Frédéric Lefebvre, porte-parole du gouvernement, réclame quant à lui « la castration chimique comme dans les autres pays du monde ». Médecin-chef de l’hôpital psychiatrique de La Verrière, anthropologue, coauteur avec Didier Fassin de L’Empire du traumatisme, Enquête sur la condition de victime, Richard Rechtman analyse la mécanique : « Cette visibilité croissante des victimes relève d’une opération très forte pour obtenir des changements politiques. L’usage de la souffrance est une redoutable technique de gouvernement. Il s’agit de créer les modalités de l’intolérable. Cela permet de légitimer des mesures répressives, cela ouvre la voie à des atteintes progressives aux libertés. » Le JT montre la douleur, rarement le contexte, la privant ainsi de sens. Il cible la plaie pour faire simple, efficace. Résultat, on stigmatise la justice en occultant que le budget français en la matière est passé au trente-cinquième rang européen, on fustige les récidivistes sans évoquer le manque de moyens dans le suivi socio-judiciaire et psychologique des détenus, on feint d’oublier la grande misère de la psychiatrie hexagonale... Et qu’importe si le taux de récidive en matière de crimes sexuels est inférieur à 3 % (chiffre donné par le ministère de la Justice). « On se laisse abuser, on perd l’habitude de poser les bonnes questions », soupire Richard Rechtman. Sans doute est-il temps de s’extirper du discours des tripes pour refaire fonctionner le cerveau . De l’oubli à la sacralisation... A l’origine, la victime n’existe pas. Ou plutôt si, mais elle souffre en silence, sans statut ni visibilité. La notion ne naît vraiment qu’en 1985, avec la loi Badinter sur l’indemnisation des victimes de la route et la création de SOS Attentats.

En 1986, l’Inavem (Institut national d’aide aux victimes et de médiation) fédère les premières associations, dont l’action sera déterminante (et fort médiatisée) dix ans plus tard avec le scandale de l’amiante et l’attentat du RER à la station Saint-Michel. Dans la foulée sont lancées les cellules d’urgence médico-psychologiques ou le numéro téléphonique 08 Victimes... En 1993, un diplôme de victimologie est même créé à l’université (médecine, droit). Au tribunal, les victimes - constituées parties civiles - aimantent de plus en plus micros et caméras. Les politiques viennent à leur chevet : un secrétariat d’Etat aux Droits des victimes naît sous Raffarin, en 2004 (il disparaîtra au bout d’un an). Nicolas Sarkozy met en place des juges délégués aux victimes (Judevi), chargés de s’assurer des réparations pour les victimes d’infraction pénale. Mais depuis le faux témoignage sur l’« agression » antisémite du RER D ou l’erreur judiciaire d’Outreau (2004), des magistrats et des associations invitent à ne plus sacraliser la parole de la victime. Robert Badinter lui-même enjoint de « ne pas confondre justice et thérapie » (Le Monde, 8 octobre 2009)." u.jpg

Un article de Marie Cailletet et Erwan Desplanques

Publié dans Actu

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